Pierrick SORIN
Démarche, présentation des oeuvres
Autour de l'exposition "Méliès", Créteil, 2009
Pierrick Sorin, 261 bd Raspail, Paris XIV" (extraits)
Vidéaste français depuis la fin des années 1980, Pierrick Sorin (né en 1960) est une figure incontournable de l’art contemporain. Méconnu du grand public et évitant le star système, en vogue dans le milieu de l’art, il se met en scène comme un personnage clownesque dans des films où il s’impose au quotidien des contraintes ridicules. Il apparaît ensuite sous forme d’hologramme dans des petits théâtres d’images où chaque saynète plonge le spectateur dans un imaginaire fantaisiste et burlesque. Il explore également les installations vidéo, le montage photographique, les dispositifs audiovisuels interactifs et la scénographie théâtrale.
« J’explore deux pistes dans mon travail. La première est guidée par une vision assez pessimiste de la société, exprimée sous une forme humoristique, sans doute pour rendre cette vie absurde plus supportable. La seconde suit une fascination pour la magie visuelle doublée d’une critique ironique pour les artistes qui se prennent trop au sérieux : l’artiste est aussi un amuseur. » P. Sorin
Dans le travail de Pierrick Sorin la dérision et le premier degré sont de mise, et les rires provoqués par ses saynètes vidéo contrastent avec le trop grand sérieux et l’hermétisme, souvent à l’œuvre, dans l’art contemporain. On retrouve dans ses films tous les ingrédients classiques du divertissement : le déguisement, le comique de répétition et le gag de music-hall, ce qui les rend d’autant plus familiers et accessibles pour le spectateur. Au-delà de l’abord cocasse, ludique et plaisant de ses œuvres, Sorin ne trahit pas son point de vue critique et désabusé sur le monde contemporain. Il passe à la moulinette la banalité du quotidien, les nouvelles technologies, le cinéma et la télévision, la psychanalyse et surtout l’art contemporain et la figure de l’artiste.
Entre autofictions et narrations schizophréniques, l’artiste collectionne les identités et devient une sorte d’anti-héro comico-tragique, brocardant tour à tour la société, les modes de vie, les médias et les institutions culturelles. Cet amuseur public explore et questionne au final le sens de l’existence utilisant des dispositifs illusoires dignes des plus grands prestidigitateurs. Vidéaste insolent et facétieux, Sorin a conquis non seulement les collectionneurs et les doctes penseurs de la modernité, mais aussi un public plus large de spectateurs.
« Ma démarche artistique interroge sur le sens de l’existence. Mais, parfois, j’imagine un truc qui me fait marrer sans que j’y sente un sens profond. Alors j’hésite, car je ne veux pas tomber dans le simple spectaculaire. Puis, finalement, j’y vais quand même, car j’aime quand c’est drôle. » P. Sorin
L’héritage Méliès
L’exposition Méliès, présentée précédemment au TNT de Toulouse, est un parcours « très animée » en hommage au cinéaste/prestidigitateur. Les œuvres exposées ont été choisies en fonction des connexions qui relient Sorin à Méliès. C’est aussi l’occasion pour Pierrick Sorin de réaliser une rétrospective de ses travaux depuis les années 1990 avec quatre installations vidéo, huit films, dix théâtres optiques, deux créations interactives, quatre clips musicaux et deux performances.
Il y a bien des points communs entre le cinéaste du Voyage dans la Lune et son lointain héritier truqueur. Comme Méliès, Sorin fait tout : scénariste, décorateur, machiniste, truquiste, dessinateur, figurant ou acteur principal. Comme lui enfin, il a construit son propre studio pour mettre en scène ses films.
« J’ai découvert Méliès tardivement, je devais avoir 28 ans. J’avais déjà réalisé un certain nombre de petits films super-8 dans lesquels j’usais parfois de quelques trucages bien connus. J’ai été épaté de voir comment, au tout début du XXème siècle, ce prestidigitateur-cinéaste réussissait à réaliser des effets spéciaux qui n’avaient guère à envier aux techniques modernes du cinéma ! J’admire l’inventivité de Méliès, mais ce qu’il dit m’intéresse moins. J’ai été formé aux Beaux-arts, j’ai besoin que mon travail sous-tende un discours intellectuel. » P. Sorin
LES OEUVRES
Les réveils : auto filmages (1988)
Cette installation vidéo implique le visiteur qui participe involontairement à l’œuvre en étant filmé par une caméra cachée. Il est pris à parti par l’artiste par jeu d’images interposées : « Poussez-vous ! Je suis en train de regarder la belle peinture qui est derrière vous... »
C’est mignon tout ça (1993)
Grâce à un dispositif vidéo basique, un homme partiellement vêtu en femme, s’excite à la vue de ses propres fesses filmée par une caméra et diffusée devant lui... Une des œuvres majeures de Pierrick Sorin qui met en relief le dispositif vidéo dans un jeu de « point de vue » osés qui interroge le côté voyeuriste du spectateur.
Pierrick et Jean-Loup (1994)
Quatre courts-métrages : un samedi avec Jean-Loup, Jean-Loup et les jeux vidéo, Pierrick et Jean-Loup font de la musique et Pierrick et Jean-Loup font du foot.
Cette série d’autos filmages a été produite pour l’émission de Bernard Rapp sur FR3 My télé is rich. Pierrick Sorin y met en scène les aventures banales de deux frères jumeaux, joués par lui-même. Les deux garçons, en proie à l’ennui, se livrent à des activités où se mêlent la bêtise, la créativité et l’agressivité dans un style précurseur annonçant vidéo Gag. Cette série interroge à la fois l’image de la télévision et l’art. Hilarant !
« Lorsque j’étais enfant, j’adorais les grosses farces. De plus, je continue à penser que la magie du cinéma existait déjà dans les films muets. Mais c’est plus le style de ces films qui est important à mes yeux, la caméra fixe, les gags visuels, les images saccadées et fragiles - tout ceci est plus important pour moi que la personnalité des acteurs. » P. Sorin
Une vie bien remplie (1994-2009)
En passant par les coulisses de la maison des arts, le spectateur arrive sur la grande scène du MAC par l’entrée des artistes face aux fauteuils vides. Plongés dans le noir, une dizaine d’écrans géants sont suspendus dans l’air. Ils y projettent en boucle ses autos filmages : Sorin transportant des tonnes de linge sale, versant trop de vin dans son verre, remplissant et vidant sa valise au moment du départ, etc. Cet ensemble d’attitudes et d’automatismes quotidiens et absurdes fait partit de ses premiers travaux narratifs hérités directement du slapstick. Sorin nous montre l’angoisse de l’artiste, déployée sur grands écrans, face aux actes stupides et répétitifs qui envahissent l’existence.
« Ce qui m’a influencé à mes débuts c’est l’univers de la bande dessinée, le caractère des héros des films américains et aussi l’énigme existentielle du personnage, absolument à côté de la plaque, et du monde, d’un M. Hulot de Jacques Tati... » P. Sorin
Les théâtres optiques
Depuis 1995, dans un dispositif de fabrication artisanal, l’artiste se met en scène sous forme d’hologramme virtuel faisant son apparition au milieu de décors miniatures et d’objets réels. « Le petit Sorin » se donne inlassablement en spectacle dans des saynètes ironiques et graves à la fois, en référence au cinéma muet.
« Je reconnais que la simple magie visuelle dans laquelle je me vautre volontiers en réalisant des théâtres optiques me fascine et me rapproche de l’inventeur d’autrefois. » P. Sorin
Ses théâtres optiques sont comparables aux boîtes d’optiques du XVIIIème siècle montrées dans les rues par des bonimenteurs. Des formes brèves basées sur les effets de répétition, les effets comiques, la reconnaissance de formes familières à travers l’imitation et le caricature ou le dédoublement et le travestissement. L’effet doit être instantané sur le regardeur.
Le dispositif de trucage mis en place par Sorin est pris dans une double fonction : produire de l’illusion et montrer ses principes de production. Offrir de l’enchantement et du désenchantement en faisant entrer le procédé mystificateur au cœur de la représentation. Les effets visuels sont obtenus par l’utilisation d’un miroir sans tain qui reflète une image dont la source est hors de vue du spectateur. Le système de miroir, inspiré du professeur John Pepper, permet de voir simultanément le reflet d’une image et le décor réel situé derrière ce miroir.
143 positions érotiques (1999)
Un personnage nu prend des poses vaguement érotiques sur un lit avec, pour partenaire, un polochon. Pastichant les films érotiques, le vidéaste se livre à une série de poses très drôles sur un véritable lit miniature recouvert de fourrure.
Sorino le magicien (1999)
Avec la complicité de son assistante Karine Pain, Sorino effectue divers tours de magie un peu dérisoires, dans lesquels le pain est l’accessoire privilégié. En incarnant un magicien ringard, le vidéaste livre une critique de l’artiste qui fait un peu n’importe quoi pour se rendre intéressant ! Les tours de passe-passe à connotation érotique dispensent une ambiance malsaine, que l’utilisation des accessoires renforce par leurs symbolismes sexuels (baguette, miches et poireau !).
« Je me mets toujours dans la peau de quelqu’un d’autre qui regarde et je me dis : est-ce qu’il va bien comprendre ? Je ne vois jamais mes films que du point de vue d’autrui. » P. Sorin
Chorégraphie d’aujourd’hui (2001)
Trois « petits Sorins » holographiques répètent un spectacle de danse. Ils sont en immersion dans un véritable aquarium, entourés de poissons rouges. Le dispositif est constitué de trois moniteurs, un aquarium et des poissons vivants.
Quelques inventions remarquables (2004)
Démonstrations d’inventions du futur, tirées par les cheveux, dont le visualiseur personnel d’images mentales, le téléporteur d’objets vivants et l’opérateur personnel de chirurgie faciale.
« Je suis l’artiste qui permet de donner des points de repères à un grand public en jouant sur l’humour et les effets magiques. Aussi, peut-être, parce que j’ai crée un personnage attachant. » P. Sorin
Titres variables (1999)
Titres variables est un terme générique pour désigner un ensemble d’œuvres indépendantes conçues sur un principe identique. Chaque œuvre, sous la forme d’un théâtre optique, montre un personnage (image virtuelle dans l’espace) qui court sur un véritable disque vinyle qui lui même tourne sur un vrai pick-up. L’ensemble des œuvres constitue une sorte de famille de personnages. Une bribe de chanson provient du disque, mais celui-ci est rayé et tourne à l’envers. Le fragment de chanson se répète sans être compréhensible. Pourtant, au bout d’un moment, le spectateur peut avoir l’impression de comprendre quelque chose. C’est toutefois une interprétation subjective qui varie d’un spectateur à l’autre. La phrase que chacun croit entendre devient le titre possible de l’œuvre.
L’homme qui a perdu ses clefs (1999)
Dans cette installation vidéo, un homme cherche frénétiquement ses clefs. La mise en espace des images fait de lui un lilliputien stressé qui s’agite devant une image en grand format : des gros plans de ses propres mains fouillant ses vêtements et son visage inquiet...
Prototype de cheminée virtuelle
Le visiteur pénètre dans l’espace assombri de la salle d’exposition. Il voit une cheminée dans laquelle brûle un amas de composants électroniques : les restes d’un ordinateur dont le clavier, dévoré de chaleur, se change en un coulis de lettres molles. Les flammes ne sont que des images qui s’échappent des entrailles réelles de l’engin.
Nantes projets d’artistes (2000)
Encore une fois, Pierrick Sorin se met lui-même en scène pour incarner sept artistes européens aux projets tous plus loufoques les uns que les autres. Il y questionne la légitimité des artistes, dénonce leur posture et d’une façon plus générale il déconstruit leur travail au cours des quarante dernières années : photo, peinture, danse, sculpture, musique, cinéma, vidéo ...
« Pour moi le rire est un déclencheur d’émotions pour le spectateur. Il permet de l’accrocher, de l’emmener ailleurs, de lui mettre sous les yeux une réalité humaine à partir de laquelle il y a matière à s’interroger. Le rire c’est finalement très pédagogique ! » P. Sorin
Nantes : projets d’artistes est un vrai-faux documentaire sur la commande publique. Renouant avec le goût de la fiction, Pierrick Sorin endosse tous les rôles – du présentateur télé aux sept artistes invités –, et livre avec beaucoup d’humour une réflexion sur la figure de l’artiste et l’acte de création. Sorin revient sur son itinéraire artistique : son irruption dans le champ de l’art, sa pratique très personnelle de la vidéo et la création d’un univers banal et singulier animé par des personnages fictifs mais bien réels. Dans un second temps, différentes lectures possibles de « Nantes : projets d’artistes » sont abordées afin de montrer que ce film est une œuvre de rupture dans la filmographie de l’artiste.
C’était bien du coulis de tomate (2005)
Ce court-métrage muet et en couleur de vingt-quatre minutes, réalisé pour accompagner un grand spectacle de rue de la compagnie Royal de Luxe, raconte un drôle de voyage dans le temps. Une histoire d’éléphant au pays des mille et une nuits, ou comment la supercherie et l’illusion peuvent intéresser le pouvoir politique.
« Pour moi, la technique est une forme de poésie, donc elle doit être visible. Une création qui fait appel à peu de moyens et à un esprit malin est plus belle à mes yeux que les meilleurs effets spéciaux des films à gros budget. Pour cette raison également, je préfère le muet. » P. Sorin
Switch on the Light
Dans une boîte surmontée d’un luminaire sphérique, on voit un « petit Sorin » holographique juché sur un vélo d’appartement qui déclenche son mouvement de pédalage à l’injonction du visiteur qui doit lui crier : « Switch on the Light » (« allume la lumière »). Au rythme des coups de pédales, l’intensité lumineuse du luminaire varie. Une œuvre/gadget Magique et poétique pour salon ou chambre à coucher.
With Michel (vacances 2008)
Cette série de photos montage met en scène Pierrick Sorin et son ami Michel(lle) le moustachu (figuré par le vidéaste), à la plage, au safari africain ou taquinant la saucisse du barbecue. Les clichés renvoient aux vacances du Monsieur Hulot de Jacques Tati et à nos propres souvenirs de vacances dans les endroits les plus « beaufs » de France comme le montre une photo d’un trio musical au camping de Saint Jean de Mont !
Jean-Luc Choplin, directeur du Théâtre du Châtelet présente la saison 2008/2009.
Dégoulinures n°1 (2009)
Dans cet hommage à Méliès et à la peinture, Pierrick Sorin reprend le motif de l’affiche du Voyage sur la lune, véritable icône du cinéma. L’installation, inspirée des travaux de Tony Oursler, mélange de technique « pointue » et de simple effet d’optique : traitée à la palette graphique, la tête de l’artiste déformée en lune baveuse de morve psychédélique est projetée sur la rambarde en verre surplombant le bar, tandis qu’un incrustateur de couleurs produit le même résultat sur une autre tronche de lune sculptée par l’artiste.
Warming seat (2009)
A l’entrée d’une grande boîte un cartel précise : « Avec des moyens modernes, l’artiste prolonge les expériences fantasmagoriques de Robertson ». Le spectateur entre dans un espace où se trouve un siège et des moniteurs. Il suit alors un mode d’emploi :
Asseyez-vous sur le tabouret
Positionnez-vous de manière à bien voir l’écran de la borne
Appuyez sur le bouton rouge tout en regardant l’écran. Une photo de votre visage va être prise.
A l’extérieur, sur un écran géant, la prise de vue, en différé, s’affiche sur un grand écran. Il ne s’agit pas de « photo » comme l’indique le cartel mais bien de vidéo. Un montage automatique et aléatoire montre des séquences prises plus ou moins récemment, qui alternent avec des prises de vue du visage du spectateur.
Ce dispositif participatif est un petit piège diabolique car au moment de la prise de vue, lorsque le spectateur appuie sur le bouton rouge, un feu s’allume sous ses fesses et les yeux de Satan brillent dans une vision fantasmagorique.
BILAN
Après avoir parcouru tous les recoins de la maison des arts de Créteil, nous ressortons enchanté de cette exposition/parcours, le sourire au bord des lèvres. Heureux d’avoir (re)découvert le travail d’un artiste qui ne se prend pas au sérieux, qui démystifie l’idée même de l’exposition d’art et des institutions qui l’accueil.
Rares sont les œuvres d’art accessibles qui nous renvoient, en plus, à notre propre intelligence. Par la cohérence et la diversité de son travail plastique, le magicien Sorin à réussit le même tour de force que son illustre prédécesseur Méliès : nous envoûter tout entier pour notre plus grand plaisir.
L’exposition Pierrick Sorin, Méliès s’est déroulée du 13 au 24 mai 2009 à la maison des arts de Créteil.
A voir :
VHS A travers mon petit trou (1999). 27 petits films ou constats d’installation des premiers autofilmages aux installations réalisées en 1999. Avec les commentaires de l’artiste.
DVD Nantes, projets d’artistes (2001).Court-métrage de fiction.
DVD Pierrick Sorin 261 Bd Raspail (2001) Un auto-documentaire sous forme de fausse émission TV, sur l’ exposition à la Fondation Cartier.
A lire :
Pierrick Sorin de Pierre Giquel (2000). Editions Hazan.
Pierrick Sorin, Petits théâtres optiques et vidéos comédies (2005). Edité par le Musée départemental d’art ancien et contemporain à Epinal.
Dossier "Magie et cinéma".
Dossier Méliès.
A écouter :
L’interview de Pierrick Sorin sur son exposition-parcours Méliès.
A visiter :
Le site de l’artiste.
Article Artefake
Extrait filmique en lien avec une oeuvre de Sorin.
Cherchez bien...
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L'oeuvre au programme du baccalauréat
Pierrick SORIN : Nantes, projets d'artistes
Pierrick Sorin ou Le Laboratoire d'un film idéal illusoire
Nantes, projets d'artistes Il s'agit de la réalisation d'un film vidéo qui, sous la forme d'un documentaire très classique, présente un ensemble d'œuvres monumentales implantées dans la ville. Une demi-douzaine d'artistes européens (sept exactement : un Britannique, une Hongroise, un Portugais, un Espagnol, une Allemande, un Grec et un natif de Nantes, tous interprétés par Pierrick Sorin) commentent, sur le terrain, leurs créations les plus folles. Inutile de dire que ces projets sont de pures fictions, n'ont aucune existence réelle (enfin, pour le moment...) et semblent, pour la plupart d'entre eux, parfaitement irréalisables.
Ce film est une parodie des documentaires à vocation "culturelle" que l'on peut -ou que l'on a pu voir à une certaine époque- sur des chaînes de télévision comme Arte ou la Sept. La forme emprunte aux codes de ce type d'émission destinée à un public choisi. L'ambiance et le cadre sont gentiment extravertis, mais toujours avec mesure. Pierrick Sorin, tel un Zelig des arts plastiques, provoque le rire en incarnant des types d'artistes que l'on a forcément croisés un jour ou l'autre et dans lesquels nous retrouvons tous les défauts spécifiques à la profession.
Le découpage de ce film s'appuie sur l'observation que fait Pierrick Sorin de véritables documentaires d'actualités culturelles. Ce faux documentaire débute par un générique qui par sa forme et le ton adopté va d'emblée camper l'état d'esprit de ce reportage : l'émission s'appelle FOLIES (1) et cette prétendue "folie" est immédiatement desservie et contredite par l'aspect morphing mou de la police de caractère utilisée pour l'affichage du titre et surtout par l'immonde fond jaune-orangé ou jaune-verdâtre qui s'anime en lents mouvements perpétuels et qui évoque ces lampes d'ambiance mauvais goût des années 70 dont on retrouvera un vestige dans l'une des œuvres montrées plus tard dans le film. Un présentateur soigné aux gestes maniérés (col roulé, petites lunettes ovales et léger accent britannique) dresse le programme de l'émission en n'omettant pas de signaler l'audace et le dynamisme de la ville de Nantes qui a commandé pour ses espaces publics des œuvres «spectaculaires et monumentales», («Ce soir nous n'allons pas très loin, nous allons à Nantes où il se passe des choses très surpre-nantes...». Volonté de marquer des valeurs d'ouverture à la fois aux idées, à l'internationalisme, à l'appropriation d'une certaine modernité incarnée par l'art contemporain et au sein de cet art contemporain l'avant-garde représentée par les "nouvelles technologies", ou plutôt par ce qu'il nomme «des technologies très novatrices». Première apparition de Pierrick Sorin, dans le rôle du journaliste qui présente l'émission (2) et que l'on retrouvera à la fin du reportage à l'instar de toute bonne émission télévisée de ce type.
Vont s'enchaîner la description et l'explication, par chacun des artistes (cinq hommes et deux femmes, tous interprétés par Sorin lui-même), des sept œuvres sélectionnées pour figurer dans ces espaces publics. Pierrick Sorin est évidemment déguisé, le visage maquillé, excepté lorsqu'il joue son propre rôle (6) ; il est en possession de certains attributs (ordinateur portable, appareil-photo, caméra, mais aussi bloc-notes, pots de peintures, etc.) ; chaque attitude est façonnée en fonction du personnage incarné : l'artiste portugais (9) est exalté, l'artiste anglais (7) est un peu intello, prétentieux, comme l'espagnol (10) qui se double de la figure du mélancolique ; l'artiste hongroise (8), elle, est vaguement inhibée, la photographe allemande (11) est d'une sensibilité excessive, quant à l'artiste grec (12), il s'agit carrément d'un mégalomane animé par les goûts les plus kitschs...). Le dernier (Pierrick Sorin, le natif de Nantes, 6) donne l'impression d'être un gentil pervers !
Sorin est filmé en play-back et une voix s'exprimant dans la langue de l'artiste (parfois en anglais) est rajoutée comme s'il communiquait directement, face à la caméra. Et comme dans les reportages télévisés habituels, nous pouvons profiter d'une voix-off qui nous traduit simultanément les propos en français.
Le présentateur a annoncé les projets «les plus fous», des projets qui se caractérisent essentiellement par leur côté «spectaculaire et monumental», l'objectif étant de «bouleverser le paysage urbain». Et en effet, nous assistons à la présentation d'œuvres délirantes mais dont l'intérêt est soigneusement justifié, soit par l'artiste lui-même, soit par le commentaire en voix-off, tant sur les plans artistique, économique, scientifique, culturel, topographique, social, relationnel que sur celui de l'affectif ou encore de la sécurité des citoyens.
Les œuvres
-Des agrandissements holographiques de Nantais, courant pour attraper leur tram à l'heure de pointe, seront proposés par l'artiste anglais, Ricky Pierson (13)
-Une énorme goutte d'eau en suspension au dessus de la ville (14) sera réalisée par l'artiste hongroise, adepte de «l'anti-forme», et pour réaliser cette œuvre extraordinaire, elle travaillera en collaboration avec les unités scientifiques les plus pointues du moment.
-Sirki Pinheiro, l'artiste portugais exalté, se servira de la façade de la faculté de médecine de la ville de Nantes comme d'un écran géant où seront projetées des images d'opérations chirurgicales filmées en direct (15) mais retravaillée par ses soins de «manière organique».
-Le ténébreux artiste espagnol «handicapé dès l'enfance» (mais qui travaille depuis vingt ans sur le thème du «corps en mouvement») fera danser les habitants sur le rebord du toit de l'opéra de la ville, sous forme d'hologrammes (16).
-La délicate Krips Roniker, d'origine allemande, fera apparaître dans le ciel un immense arc-en-ciel à l'échelle du paysage qui ne se manifestera pleinement que lorsque l'humeur des habitants sera réellement positive (17).
-Un autre projet titanesque est confié à un artiste grec, Eros Spinaki, qui imaginera d'occuper un mini gratte-ciel au centre de Nantes en le transformant en une «lampe-aquarium» géante qui va s'animer de l'intérieur de mouvements gluants et colorés à l'image de ces lampes d'ambiance décoratives des années 70. Il évoquera, à son sujet, un «hommage à l'apparition de la vie» et en fera le symbole de «l'identité visuelle de la ville» (18).
Et enfin, la dernière œuvre (ci-dessus), c'est celle de Pierrik Sorin et il va en expliquer le fonctionnement : l'œuvre devra être perçue de nuit par des gens qui sont en mouvement dans le tramway ; des mannequins alignés, légèrement différents l'un de l'autre, créeront l'illusion (à la manière du cinéma d'animation) d'une métamorphose d'un homme en femme ou de l'inverse.
Ce reportage se terminera avec la réapparition du gentil présentateur donnant un avant-goût de l'émission diffusée la semaine suivante et qui aura pour thème «le plus grand défilé de mode de tous les temps» : 2000 mannequins défileront en pleine forêt canadienne, une «manière originale, dit-il, de marquer le passage au 3ème millénaire»...
Mais avant cette évocation de la prochaine Folie, nous aurons eu droit à un commentaire en voix-off évoquant le versant économique de l'opération "Nantes, projets d'artistes", ainsi que la polémique qui ne manquera pas d'éclater au sujet de cette commande publique d'envergure reposant sur «des arguments artistiques peu convaincants».
Pierrick Sorin, en bouclant son documentaire sur cette remarque violemment autocritique (des «arguments artistiques peu convaincants») tente de désamorcer toute critique en anticipant sur les questions qui fâchent. Mais il s’expose également et prend des risques sachant que tous les artistes qu’il incarne intègrent des traits qu’il a potentiellement repérés chez lui et qu’il veut mettre à distance. La solution qui consiste à utiliser la figure du bouffon ou du clown se révèle efficace car elle sert à la fois à exorciser des défauts constitutifs à cette catégorie particulière que sont les artistes et à questionner, sans emphase, la pratique artistique.
Jean Starobinski dans son ouvrage Portrait de l’artiste en saltimbanque (que j'avais évoqué dans un texte précédent) écrit : «L’on s’aperçoit en effet que le choix de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l’art.»*
Cette œuvre, Nantes, projets d’artistes (qui date de 2000), porte un coup sérieux à la crédibilité de l’art contemporain. Il faut avoir en mémoire le débat virulent et les attaques contre les pratiques contemporaines qui se sont développées durant toute la décennie qui précède et qui ont largement dépassé le milieu des professionnels ou des galeristes.
Dans cette pièce on rencontre à la fois des artistes ridicules, mégalomanes, délirants, obsédés, imbus d’eux-mêmes, prétentieux, faussement intelligents, des artistes aux goûts douteux ou carrément repoussants, mais on y repère aussi certaines dérives d’un art contemporain qui impose à l’ensemble de la population des goûts et des pratiques qu’elle ne partage ou ne comprend pas.
Dans un livre qu’il a publié sur l’artiste, Pierre Giquel rappelle que «Sorin n’a jamais caché sa réticence à l’égard du monde de l’art contemporain. Jugée par lui «élitiste», relevant parfois de la supercherie (la fin des années quatre-vingt voit surgir la revendication du «n’importe quoi» et cela coïncide étrangement avec les débats franco-français qui sévirent pendant quelques années), l’œuvre d’art le rend perplexe. Mais plus encore, le sérieux, la certitude d’un milieu qui le légitime, la prétention à une vérité deviennent les lieux d’une moquerie acerbe que tout aussi bien il s’inflige à lui-même». **
Mais cette relation à l'art en général, et à l'art contemporain en particulier, est très généreusement ambivalente chez Pierrick Sorin.
On aura noté les références et les relations constantes au tableau ("La Belle Peinture est derrière nous ", voir ici), ou aux formes et aux catégories du tableau (le triptyque dans "La Bataille des tartes"), à la sculpture (l'épisode de la cage de foot «qui ressemble à une sculpture d'art contemporain» dans "Pierrick et Jean-Loup", voir là), à la photographie ou au clip vidéo (encore "Pierrick et Jean-Loup"), etc. Pierre Giquel dans le même ouvrage écrit : «(…)un mouvement contradictoire anime assurément cette œuvre qui se déchire entre l’amour et la dénégation. La construction des films, le traitement de l’image, l’installation des éléments dans l’espace entretiennent une relation subtile avec ce que l’on appelle une œuvre d’art. Même lorsqu’il fustige les prétentions à faire œuvre.»***
Et si Pierrick Sorin -par amour- avait réellement nourri l'intention de réaliser une des œuvres présentées dans Nantes, projets d'artistes ? La question peut sembler saugrenue mais, considérant ce rôle du clown qu'il a endossé dans un premier temps en parodiant des types d'artistes ayant réellement existé, ces travaux ne pourraient-ils pas constituer une série d'esquisses revêtant une esthétique du dérisoire ou du non-sens de la seconde moitié du XXème siècle -et ceci par dénégation- ?...
L'œuvre serait donc à venir.
En évoquant son temps, Jean Starobinski posait cette question :«L'art de notre siècle aurait-il partie liée avec la dérision ?»****
Liens :
Le site de Pierrick Sorin : http://www.pierricksorin.com/
Pierrick Sorin
Laboratoire d'un film idéal illusoire,
jusqu’au 29 juin 2008,
Centre des Arts, 12-16 rue de la Libération, Enghien-les-Bains (95).
Références bibliographiques :
* Jean STAROBINSKI, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Gallimard, (2004), p 8
** Pierre GIQUEL, Pierrick Sorin, publié chez Hazan (2000), p 19
***Pierre GiQUEL Pierrick Sorin, publié chez Hazan (2000), p 20
****Jean STAROBINSKI, cité dans le catalogue de l'exposition "La Grande Parade", Galeries Nationales du Grand Palais, (catalogue sous la direction de Jean Clair), Paris, 2004, p 337
À titre illustratif : photographies (d'images du film sur moniteur) de l'auteur à partir de l'œuvre de Pierrick Sorin, "Nantes, projets d'artistes", excepté celle du titre : C'est mignon tout ça, (1993), vidéo monobande, Pierrick Sorin
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